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Bruno Gibert, Tous canards, Les Fourmis rouges, mars 2014, 13,80 €

 

Certes, il y a cette création visuelle, qui éblouit dès la couverture, par ses audaces chromatiques, par ce tramé cher à Paul Cox ou à Blexbolex, par la figuration charmante de ces trois canards, aussi espiègles et téméraires qu'un trio déjà célèbre, ou encore par ces compositions parfaites. Mais ce qui fait le miel de cet album coule en abondance dès la première phrase : "Aussi incroyable que cela puisse paraître, il était trois canetons qui, depuis leur naissance, ne s'étaient pas éloignés de leur mère de plus de trois pas". Rythme ciselé, musical, lexique précis, évocateur, style élégant et juste : nous entrons en territoire littéraire. La langue porte et enchante le lecteur – et son éventuel auditoire.

th_7509d815d0dfb81e37f3b011aed4ff4d_1393930635TouscanardsDP1.jpg Bruno Gibert, © Les fourmis rouges

 

Avance alors le récit, celui de trois petits candides qui s'aventurent au-delà de leur monde – une mare "minuscule et grisâtre" – pour explorer le monde, lequel est, selon eux, peuplé de canards. Entre fable philosophique et théâtre de l'absurde (on pense au Conte n°1 de Ionesco dans lequel tous les personnages s'appellent Jacqueline), l'album offre le panorama de cette aventure aux confins du monde moderne, dont la violence ramènera les trois audacieux sous l'aile protectrice et exclusive de leur mère inquiète mais sereine. Avait-elle tout simplement confiance en eux ?

Bruno Gibert, sans nul doute, accorde bel et bien sa confiance au jeune lecteur, auquel revient le savoureux exercice d'élucidation de la perception des canetons. Ainsi ces "légers raclements de gorge" du cochon qui se recouche "dans son lit de terre mouillée", délicates périphrases, appellent-elles au rétablissement, humoristique, d'une réalité bien prosaïque. Ailleurs, les images offrent autant d'indices pour réaliser des inférences, par exemple dans l'autobus, où il s'agit de deviner quel est le canard qui parle tout seul.

Le lecteur navigue ainsi dans l'espace offert par ces écarts et collaborations du texte et de l'image, achève sa mission doté d'un rôle inédit, celui que lui a concocté l'auteur, par la grâce singulière d'une œuvre qui associe comme nulle autre, maîtrise et invention, élégance du style et complexité du dispositif.