couv_heidelbach_filles.jpg couv_heidelbach_garcons.jpg Nikolaus Heidelbach, Que font les petits filles aujourd'hui ? et Que font les petits garçons aujourd'hui ?, éditions Les Grandes Personnes, 2014.

L'enfant que j'étais me tourmente
Elle est gentille, elle est charmante
Mais je la trouve trop présente
Elle me traite sans égard
Elle m'obsède, elle m'égare
Et transparaît dans mes regards
« L'enfant que j'étais », Jeanne Moreau

Comme à tout adulte qui s'intéresse à la littérature pour la jeunesse il m’arrive régulièrement de lire un album que j’aurais aimé avoir enfant.

Les livres de Nikolaus Heidelbach provoquent en moi quelque chose de plus rare ; ils s’adressent directement à l’enfant que j’étais.

Je retrouve dans les images de cet illustrateur allemand autant d’instantanés qui auraient pu rejoindre mes propres albums de photographies, si elles ne transmettaient quelque chose de plus complet, de plus profond de l’enfance.

Les enfants qui peuplent les livres de Nikolaus Heidelbach, sont tous différents, habilement dessinés comme autant d’individualités ayant réellement existées. Petits, grands, bruns, blonds, roux, à couette ou à nattes, en jeans ou salopette, avec ou sans cravate, ils sont habillés de toutes les couleurs et dans tous les styles… En représentant des enfants dans des vêtements originaux, souvent trop grands ou trop petits (comme le sont toujours les vêtements enfantins), portant les marques de l’usure, le créateur donne à voir, et c’est si inhabituel, des enfants tels qu’ils se reconnaissent eux-mêmes.

Et pourtant, il est bien unique, l’enfant représenté par le créateur allemand : bouille ronde, nez rebelle, yeux presque plissés, caractéristiques qui témoignent de sa concentration extrême dans l’activité qui l’occupe et dans laquelle il se trouve comme saisi. Incarnation du style du créateur, ce personnage singulier est aussi l’incarnation d’une image de l’enfance, bien au-delà d’être la mienne.

QUE_FONT_GARCONS_INTER_2M.indd © Les Grandes Personnes, 2014

Ce sentiment émane sans doute de cette représentation d’enfants seuls. Car il y a une solitude dans ces scènes, qui correspond exactement à la manière dont on se rappelle soi-même l’intimité de son jeune âge. Cette solitude de l’enfant qui, pour se désennuyer – ou parce que l’ennui en est la condition essentielle – se livre tout entier aux jeux de l’imaginaire. Même ces fratries, ces amis, n’en restent pas moins seuls au monde. C’est à dire sans adultes, lesquels sont absents de ces pages. Certainement parce que l’enfant ne se livre vraiment que seul, à l’écart du regard des adultes. Il se livre alors tel qu’en lui-même, loin de la soumission ou de la simple timidité.

Le lieu de ces représentations est déterminant ; c’est un bout de pièce ou un coin de ciel bleu pourtant toujours marqué d’une singularité que l’enfant semble le seul à percevoir. Celle par exemple d’un papier peint, toujours très élaboré, référencé, que l’être solitaire et attentif contemple pour ce qu’il est : une composition féconde de formes et de couleurs. Ces motifs sont aussi un refuge, offrant une tonalité qui abrite l’espace du jeu et de la rêverie en la particularité de ses teintes. Il en est de même des revêtements de sol ou autres tissus d’ameublement. Et, surtout, des objets, de ces lampes, chaises et autres canapés qui sont largement investis dans leurs capacités à devenir autres par l’évidence de leur forme.

La transformation du quotidien en un espace de rêverie est l’objet central de cette œuvre. Et c’est bien l’imaginaire de l’enfant qui assure cette transformation. Laquelle s’applique aussi naturellement à la nourriture, qu’aux objets, aux plantes et aux animaux. On ne compte plus dans ces pages, les peluches animées, les animaux anthropomorphes et les créations hybrides et monstrueuses croisant les différents règnes humains, animaux, végétaux et même manufacturés.

Rencontres aussi fortuites que celles d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection chères à André Breton et qui ne sont peut-être ici que la juste traduction d’une capacité de l’enfant à faire vivre l’inanimé, à reconnaître en lui l’expression fulgurante d’un imaginaire qui a la force et la consistance du réel.

QUE_FONT_FILLES_INTER_2M.indd © Les Grandes Personnes, 2014

Cette plongée aux tréfonds de l’enfance ne cèdera à aucune image convenue. Car qui possède un minimum de clairvoyance et d’honnêteté envers soi-même sait que l’enfance n’est pas ce territoire exempt de toute part d’ombre, comme on pourrait pourtant le croire à la lecture d’une part écrasante des livres pour enfants. C’est là que réside la force d’un Nikolaus Heidelbach : dans l’écho qu’il peut donner aux enfants lecteurs de leurs turpitudes, de leurs difficultés à se reconnaître dans l’image d’eux-mêmes, aseptisée, que la société leur renvoie.

Figurant des enfants auteurs de gestes sensuels (frotter ses pieds l’un contre l’autre, écarter ses jambes nues face au miroir, se tenir, ravie, dans la gueule d’un hippopotame, sentir son maillot de bain glisser…), ou cruels (clouer des livres au mur, tenir en joue une limace, se doter d’une collection d’armes tranchantes...) ils rassurent profondément les enfants inquiets sur leurs propres fantasmes ou leurs propensions perverses. Et l’écart fécond qui sépare le texte de l’image se pose en garant d’une interprétation qui ne sera jamais forcée. Là est l’espace du jeu, là est l’espace de la liberté et du respect de chacun ; comprend qui peut, ou qui veut.

Perles et allumettes, dent de lait et punaises, tout est –déjà– montré dès les pages de garde. S’inscrivant dans cette grande lignée amorcée par Henrich Hoffmann (Crasse-Tignasse) et Wilhelm Busch (Max et Moritz), Nikolaus Heidelbach offre à son tour un reflet puissant de l’enfance qui dérange. C’est ce qui en fait un auteur essentiel. Pour les enfants.

--- Texte adapté de mon article paru en italien dans le catalogue de l'exposition consacrée à Nikolaus Heidelbach, par Hamelin, à Bologne, en 2011 "Quasi Solo".