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Image de couverture : Isabelle Vandenabeele

 

Édito

Exercices de style

par Sophie Van der Linden, rédactrice en chef

 

Avant même de s’imposer par la magnificence d’un Gustave Doré, de s’épanouir avec grâce par la féerie des Arthur Rackham, Edmond Dulac ou Kay Nielsen, bien avant de rencontrer l’intérêt de créateurs d’univers aussi singuliers que Peter Newell et Walter Crane, d’être investie par la radicalité, l’innovation d’une Warja Lavater ou d’une Sarah Moon, l’illustration a eu très tôt partie liée avec le conte, même si cette entrée se fit timidement, au seuil de volumes qui s’ouvraient alors aimablement sur un frontispice montrant la conteuse ou le conteur face à son auditoire.

Aujourd’hui difficilement dissociable du conte, qui constitue pour elle un domaine d’excellence tout autant qu’un exercice de style incontournable, l’illustration reste pourtant une entité qui s’immisce entre le conte et son récepteur. S’il est difficile d’acquiescer aux propos de Bruno Bettelheim affirmant que l’illustration « prive » le conte d’une part de sa signification, il faut bien reconnaître que cette dernière n’est pas non plus soluble dans le conte. Si elle peut s’articuler au texte au point de prendre la relève de l’interprétation du conteur, si elle peut même lui être absolument soumise, force est de constater que l’illustration joue d’innombrables partitions, pouvant aller jusqu’à la dissonance.

Dans le pacte conclu entre le conte et ses lecteurs l’image peut ainsi marquer une rupture. Ponctuellement, et particulièrement dans le domaine de l’édition pour la jeunesse, les illustrateurs s’attachent à nous rappeler que les contes n’ont pas toujours été adressés au jeune public, que la cruauté que l’on pensait chassée persiste, que la violence évacuée reste présente, le plus souvent tapie dans l’ombre d’une forêt menaçante pour enfants perdus.

L’illustration des contes est une tension, entre la forme et le fond, entre le merveilleux et le monstrueux, et, bien sûr, entre le texte et l’image. À ce titre, elle a valeur universelle et touche aux questions essentielles qui la traversent toute. C’est pourquoi, en donnant notamment la parole à Guillaume Dégé, ce numéro appelle nécessairement à s’intéresser à l’illustration en tant que telle.

Les images peuvent d’ailleurs tout à fait régner en maître, jusqu’à un retournement inédit lorsque ce sont elles qui commandent le texte ; comme celles de Gus Bofa ou de Mervyn Peake, dont la force graphique demande à être comblée par des contes inventés. Mais aussi, celles du Chaperon rouge d’Isabelle Vandenabeele pour lesquelles Edward van de Vendel, désireux d’en prendre toute la mesure, a préféré composer ses textes a posteriori.

 

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revue Hors-Cadre[s], n°9 © L'Atelier du Poisson soluble

 

La rupture avec le texte touche le plus souvent aux figures jusqu’alors immuables. Ce qu’un Stasys Eidrigevicius affirme avec panache en dotant le Chat botté d’aussi minuscules que symboliques petites bottines rouges.

Faire évoluer des motifs, des scènes incontournables, des choix de représentation reste ainsi la grande affaire des illustrateurs, notamment de ceux qui procéderont à l’illustration des recueils d’Alice de Lewis Carroll après John Tenniel, dont les modalités du dialogue avec le modèle premier sont dans ces pages finement observées.

Il est bien entendu des illustrations qui ont la force de créations s’arrachant au temps, au périssable, au commun. Ainsi le retour impensé d’un Beuville, que l’on croyait tellement ancré dans une époque, dans un terroir, et qui, à distance, prouve in fine la pertinence et la permanence de son style.

L’illustration des contes est certainement le domaine dans lequel on mesure le mieux la dimension artistique d’une discipline pourtant encore fort mésestimée. Plus que l’originalité d’un point de vue, plus encore que l’aptitude à construire une représentation symbolique ou à déjouer des figures récurrentes, c’est la capacité des illustrateurs à la transformation d’un texte préexistant par la seule force d’un style qui impressionne singulièrement.

« Le style, c’est l’homme », me soufflait Dégé qui relisait Buffon. Manière de revenir à l’essentiel quand le style se confond trop souvent avec la manière.

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