Capture_d_e_cran_2020-04-03_a__10.34.02.jpg Bhimayana, Srividya Natarajan, S. Anand (texte), Durgabai et Subhash Vyam (images), édtions MeMo, 2012, 25 € et en téléchargement gratuit

Durant cette période de confinement, il est délicat d’écrire sur des livres dont l’accès est rendu difficile, voire impossible, sans générer de la frustration. La mise à disposition en téléchargement gracieux, par les éditions MeMo, d’un titre paru en 2012, Bhimayana, offre l’occasion de présenter ce livre singulier et essentiel, quand bien même cette version numérique nous soustrait-elle à la beauté du livre imprimé et à la sensualité du célèbre papier utilisé par les éditions nantaises.

Si le livre illustré documentaire nous habitue depuis longtemps à ses métamorphoses, celui-ci est d’une forme tout à fait inédite, issue de la rencontre d’artistes aborigènes du centre de l’Inde avec la culture du roman graphique moderne, par l’intermédiaire de l’éditeur de Navayana, S. Anand, dont le catalogue est entièrement dédié à la question des intouchables.
Capture_d_e_cran_2020-04-03_a__10.34.40.jpg © MeMo 2012

L’ouvrage porte ainsi sur le sort des « dalits », et plus particulièrement sur la figure centrale de Bhimrao Ramji Ambedkar, dont les statues qui peuplent tout le territoire indien masquent la méconnaissance de l’histoire de cet homme politique, acteur phare de la constitution indienne, qui fit de l’égalité des droits un combat dans lequel il lia le sort des intouchables à celui des femmes, ce dans l’ombre d’un Gandhi qui lui, les méprisa.

Comme presque tout en Inde, la question des intouchables est d’une grande ambivalence. Côté pile, une constitution qui a aboli le système des castes il y a des dizaines d’années, et des mesures publiques de quotas favorables aux dalits. Côté face, la surpuissance du traditionalisme hindou et la perpétuation des injustices et des violences.

Capture_d_e_cran_2020-04-03_a__10.34.31.jpg © MeMo 2012

Grâce à la grande souplesse du dispositif formel, aux dialogues des personnages et aux enchâssements du récit des combats d’Ambedkar, cette ambivalence est rendue avec une grande intelligence, dans le but de dénoncer, précisément sans ambiguïté, la très grande cruauté dont les intouchables restent encore aujourd’hui toujours victimes. Alors que des extraits de presse rapportent ces exactions douloureusement récentes, le déroulé des moments clés de la vie d’Ambedkar apporte une riche continuité qui emporte le lecteur dans le passé et dans les méandres fructueux d’un récit dans lequel la question, centrale, de l’eau prend des accents mythologiques – l’eau que l’on désire immodérément par la soif, et celle, parfois la même, sauvagement souillée dans laquelle les intouchables sont cantonnés.

Capture_d_e_cran_2020-04-03_a__10.35.27.jpg © MeMo 2012

Loin d’un compartimentage orthogonal, le récit graphique épouse les motifs de l’art Gond, se structure autour de lignes de force déliées qui sont à la fois figuration et organisation de la narration, insère de l'animal et du végétal en tous points, offrant à la lecture non seulement beaucoup de sens, mais plus encore une grande force symbolique.

Alors que le public occidental a été familiarisé avec l’illustration des artistes aborigènes de l’Inde centrale par l’intermédiaire, notamment, des publications traduites ou importées de la maison d’édition indienne Tara Books (et l’illustratrice Durgabai Vyam était déjà co-auteur du très bel album La vie nocturne des arbres, publié en France chez Actes Sud Junior), c’est ici un dispositif tout à fait inédit qui est mis en place. Liant noir et blanc et couleurs denses, lignes pleines hachurées et figures humaines brutes, les mises en pages excellent dans le rendu de scènes complexes et mouvantes, comme celle des déplacements en train.

Capture_d_e_cran_2020-04-03_a__10.36.09.jpg © MeMo 2012

Une dernière partie est d’ailleurs dévolue à la genèse de l’ouvrage, qui enseigne aussi beaucoup sur l’approche sensible des deux artistes et de l’éditeur. L’ensemble, comprenant aussi bien l’ouvrage rendu que son élaboration, forme une œuvre ample, sensible et magistrale, propre à rendre l’histoire et les faits de société abordés par une scène vivante et profonde, appelée de ses vœux par le romancier John Berger en introduction.