Rendre visible l’invisible
La crise qui secoue durement le secteur des romans à L’Ecole des loisirs (voir notamment l’article avisé de Michel Abescat dans le Télérama n°3460), a au moins cette vertu de libérer une expression sur la question du littéraire dans l’édition pour la jeunesse. Des écrivains contemporains, personnalités majeures de la littérature générale et auteurs plus confidentiels de l’édition pour la jeunesse, ont ainsi témoigné avec une égale conviction, dans la presse ou sur le blog La Ficelle de leur rapport à la création et de leur conception du littéraire. Ce faisant, ils ont écrit quelques pages flamboyantes d’un éloge inédit de la littérature pour la jeunesse.
Comme toute crise, celle-ci est révélatrice, et fait suite à une série de signes – parmi lesquels l’arrêt de la production des romans aux éditions des Grandes Personnes – témoignant de la précarité et du manque de visibilité de cette création, dont on peut dire sans grand effort de caricature qu’elle est principalement acquise par les bibliothèques publiques et qu’elle n'en quitte que trop rarement les rayonnages. La littérature de création manque de lecteurs, c’est un fait.
Franc Stromme pour © éditions De Facto, 2011
Certains ont tôt fait d’affirmer que les sujets, les thèmes, l’approche des auteurs contemporains est problématique – étrange idée que de reprocher ses choix à une création. D’autres jouent de cette petite musique insidieuse, qui évoque là les cercles germanopratins, ici l'élitisme des textes et s’oppose brutalement à toute tentative de distinguer le littéraire du tout-venant commercial. Les débats actuels qui secouent la littérature générale ne sont peut-être pas si éloignés. Seulement, la littérature de création y tient une place visible et elle a des soutiens institutionnels et médiatiques conséquents.
Depuis plusieurs décennies des politiques volontaristes destinées à contrer le décrochage sévère des adolescents de la lecture ont fait feu de tout bois pour ce noble objectif. Peu à peu, on en est venu à considérer que pourvu qu’ils lisent, peu importe ce qu’ils lisent. La « lecture plaisir » coule abondamment à tous les étages dans une injonction au divertissement qui ne masque plus, y compris pour les premiers intéressés, une angoisse majeure du décrochage.
À se focaliser sur la lecture, n’en aurait-on pas tout simplement oublié la littérature ? À user sans réserve d’une production romanesque basée sur la demande pour garder les jeunes dans le sacro-saint périmètre de la lecture, à leur réserver quasi exclusivement ces fameux livres « accroches », ne s'est-on pas éloigné de cet idéal, non pas celui de proposer aux adolescents une littérature exigeante et « prise de tête », mais plutôt celui de leur offrir plus souvent la chance d’être confrontés à une vision poétique du monde ou d’être ébranlés par une approche stylistique de la langue.
À l’inverse, l’institution scolaire s’est, elle, ces dernières années, rétractée sur une conception ultra classique voire passéiste de la littérature. Ouvrir un manuel de français du secondaire aujourd’hui, c’est comme libérer la bouffée rance d’un Lagarde et Michard - XIXe siècle. La littérature pour la jeunesse contemporaine est depuis plusieurs années maintenant délégitimée, abandonnée à la seule volonté de quelques professeurs formés, convaincus et passionnés.
Cette littérature se trouve donc aujourd’hui coincée entre une vision utilitariste – voire commerciale s’agissant du secteur éditorial – qui lui refuse sa dimension de « littérature » d’une part et une vision méprisante, qui déconsidère sa dimension « jeunesse » d’autre part. Ainsi menacée dans ses termes propres, il y a en effet tout lieu de s’inquiéter pour son avenir.
Ne faudrait-il pas désormais desserrer un peu le nœud des angoisses sur la lecture ? Et renforcer l’importance de la littérature, nourrir positivement ce terme qui reste à la fois écrasant et abstrait, par une culture plus visible de ses auteurs et de ses éditeurs, par une valorisation de ses collections et par une affirmation de son caractère essentiel pour la construction de l’individu ?
En élargissant son audience, non seulement on permettra à davantage de jeunes d'être touchés par la littérature, mais on assurera également sa survivance économique. Les auteurs sont là, mobilisés et flamboyants... Appuyons-nous sur eux, sur leur texte. Ayons confiance en eux, ayons confiance en la jeunesse pour réellement entrer en littérature.