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Ce sont vingt albums que j'ai choisi aussi bien pour leurs qualités intrinsèques, que pour l'intérêt qu'ils peuvent présenter pour un jeune public. Ils sont le reflet d'une production qui sans doute n'a jamais été aussi créative. Trois éléments retiennent l'attention.

La fabrication — La menace (relative) que fait peser la dématérialisation du livre, les évolutions techniques portées par les imprimeurs et, surtout, la prise en compte accrue de la dimension matérielle du livre, font que les éditeurs renforcent le rôle de la fabrication dans le processus d'élaboration des œuvres. On a rarement vu des albums aussi aboutis du point de vue de la fabrication. Surtout, cette dernière devient un élément essentiel, qui peut faire réellement partie prenante de la narration des livres édités. Et les systèmes qui intègrent l'album (découpes laser, transparents, éléments ajoutés) forgent peu à peu une petite révolution : le dépassement de la double-page.

La littérarité — Alors que les évolutions de l'image ont été très significatives ces dix dernières années, laissant parfois de côté la question du texte, il se pourrait que les éditeurs et les auteurs soient de plus en plus conscients de l'enjeu posé par la qualité du texte s'agissant d'un médium qui sera majoritairement lu à voix haute. Parmi les jeunes auteurs-illustrateurs, ont perçoit très nettement des talents littéraires affirmés. Cette sélection offre des écritures contemporaines remarquables.

L'imaginaire — L'imaginaire enfantin reste une constante forte des albums pour la jeunesse qui entendent encourager ou conforter les jeunes lecteurs dans cette activité féconde. Sa mise en scène ne cesse d'être interrogée, depuis Max et les Maximonstres. Tel est le cas de bien des albums retenus qui basculent sur le mode symbolique, ou subjectif, dans la représentation d'enfants, figurés dans leurs échappées mentales, quand tous les autres albums en font, quoi qu'il en soit, leur sujet premier.


Les livres sont présentés par âge croissant – supposé – de lecteurs.


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Albertine, Germano Zullo, Mon tout petit, La Joie de lire, février 2015, 14,90 € — L'exquise sophistication de l'objet, un format comme un carnet, blanc, au papier sensuel, percé d'une découpe ronde en son centre, est déjà, en soi, un hommage magnifique à la naissance. Imprimées uniquement sur le recto, les pages superposent le cycle d’une étreinte, esquissée à la mine fine, celle d’une vaste dame qui attend un enfant, lequel apparaît, minuscule, au creux de sa main, au coin de son sein. Elle le tient dans ses bras, et il grandit, tournoie avec elle, puis touche terre, alors qu'elle rapetisse, pendue à son cou et devient, à son tour, minuscule, au creux de sa main, à lui. Le texte, avance délicatement, phrase à phrase, elliptique, et évoque avant tout l'histoire, universelle, d'une relation d'un être à un autre par le langage.

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Junko Nakamura, Ce matin, MeMo, juillet 2015, 15 € — Chaque titre de la jeune créatrice japonaise installée en France, est un petit miracle de maîtrise. Réalisées en trois couleurs, ses images, limpides, se succèdent avec évidence, tandis que les phrases courent de page en page pour assurer le lien entre les épisodes successifs du lever d’un ours et de son chien à l’aube d’un jour nouveau. Mais l’extrême simplicité de l’album n’abusera personne, sa poésie et son sens de l’ellipse comme de l’implicite en font un livre avec lequel l’enfant pourra s’éveiller, grandir et, enfin, partir « voir le monde ».

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Anne Brouillard, Les Aventuriers du soir, Les Éditions des Éléphants, septembre 2015, 15 € — C’est une maison au milieu d’un jardin, comme il en existe tant d’autres. Mais pour le jeune Gaspard, son lapin en peluche et sa chatte Mimi, c’est une île au-delà de l’océan, le monde sans fin de leurs évasions imaginaires. Lorsque le soir tombe, le foyer familial, chaud et accueillant, est à la fois proche et lointain. Anne Brouillard, créatrice virtuose d’albums, manie la mise en page et les jeux de points de vue comme rarement. Ses textes captant le bruit du monde et le convoquant par touches poétiques achèvent de donner toute son ampleur à cet album aussi sophistiqué qu’accessible.

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Clémentine Mélois, Jean-Loup fait des trucs, Les Fourmis rouges, avril 2015, 7,50 € — L’auteur du succès de librairie Cent titres (Grasset, 2014), qui détourne les titres et couvertures de classiques de la littérature, inventive graphiste à l’humour potache littéraire, signe un premier album, de petit format, un peu précieux par à sa fabrication, gentiment brouillon par ses peintures rapides aux décors minimalistes, désuet dans ses rappels à l’univers d’Arnold Lobel et résolument moderne dans ses choix graphiques et chromatiques, évidents dès la couverture. Le petit format se centre sur le quotidien de Jean-Loup, dont la tête charbonneuse et poilue, d’où émergent à peine deux taches blanches pour les yeux, réduit à leur plus simple expression les attitudes de ce réjouissant Alexandre le bienheureux canidé...

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Gabriel Schemoul (texte), Grégory Elbaz (illustrations), Annette, Pastel, septembre 2051, 13,50 € — De facture classique, cet album s’annonce résolument moderne dans les choix stylistiques opérés par ses auteurs. Les illustrations au crayon, proches de l’instantané, ont une étrangeté qui tient à la figure de la petite fille, mais aussi à des cadrages, ou à un sens aigu de la focalisation. Le texte, pourtant succinct, privilégiant les phrases simples, s’orne de belles formules et, surtout, avance sur un rythme paisible, aussi ouateux que le brouillard qu’il décrit, contribuant à marquer une distance avec l’atmosphère d’inquiétude qui croît avant la résolution heureuse finale. Un livre doux et singulier, d’une cohérence remarquable.

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Mélanie Rutten, Les Sauvages, MeMo, mars 2015, 14,50 € — En quelques titres, Mélanie Rutten s’est imposée au premier rang de la création d’albums. S’écartant pour la première fois d’un cycle narratif, elle offre un album pour les plus jeunes lecteurs, véritable ode à l’enfance et à la beauté. Ses illustrations généreuses, qui évoluent progressivement de la profondeur de bleus sombres à la douceur de roses lumineux, suivent l’épisode marquant d’une échappée de deux enfants dans un imaginaire complice. Placé sous les augures magistrales des « promesses de l’aube », l’album entraîne ses lecteurs bien au-delà des ondes...

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Adrien Parlange, L'Enfant chasseur, Albin Michel Jeunesse, octobre 2015, 15,90 € — Tout fait sens dans cet album à la fabrication élégante, parfaite en tout point, conçue pour servir un projet de création qui, s’il est sophistiqué, ne s’en adresse pas moins aux enfants, pour leur parler de la peur et du désir de l’inconnu, des espaces sauvages et ceux, familiers, de l’affection. Un dispositif utilisant un transparent imprimé, superposé aux images bicolores fait non seulement apparaître le personnage principal, mais aussi un élément clé de la page. Les images épurées et le texte, d’un style des plus littéraires, sont remarquables et soutiennent une lecture d’exception.

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Emma Giuliani, Bulles de savon, Les Grandes Personnes, septembre 2015, 17 € — Deux ans après Voir le jour, la créatrice confirme son attachement à des albums d’un genre nouveau, livres à systèmes poétiques, offrant aux lecteurs une plongée subjective et illusionniste dans des atmosphères chargées d’évocations heureuses. Usant d’effets de réels parfois saisissants, la créatrice promène son lecteur, du bout des doigts, dans ces pages épurées, célébrant les plaisirs de la vie : un après-midi lumineux, des fournitures scolaires colorées, la découverte d’une librairie, ou l’accrochage de décorations de Noël. Au terme d’un cycle d’un an, le livre s’achève dans la pénombre d’une fête estivale nimbée des lumières diffuses des guirlandes…

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Bonnefrite, L’Explo-rateur, Le Rouergue, Octobre 2015, 16€ — L’artiste Bonnefrite s’empare de l’album pour une création d’une totale liberté. On pénètre directement dans le livre sans les codes habituels, accueillis par le Professeur Sir Von Matuvu, chercheur de monstres, explorateur. À sa suite, on découvre « l’équarquilleur d’yeux modèle M5 Matuvux » pour observer les monstres dans un flux d’images saturées de matière picturale, denses, richement colorées. Armé de ses lentilles fabriquées par ses soins, le lecteur parcourt les pages et tente de faire émerger des figures monstrueuses en manipulant le livre en tout sens et, surtout, en portant un regard neuf sur des peintures abstraites. Les traces noires débordant du texte, les inserts fluos ne doivent tromper personne, tout est admirablement conçu pour guider pas à pas le jeune lecteur dans cette expérience inédite.

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Olivier Bardoul( texte), Marion Janin (Images), Le Ventre du Crocodile, L’Atelier du poisson soluble, sept. 2015, 15€ — Voici un album profondément original, aussi bien par sa narration centrée sur la parole d’un enfant, « Si j’avais sept ans, je serai content », que par ses illustrations d’une très grande singularité. L’album explore les méandres de l’imaginaire d’un enfant, de son inconscient. L’album se place à l’évidence dans la lignée de Maurice Sendak, et use à foison du registre symbolique maintenu d’un bout à l’autre. Les personnages glissent, dansent, se coulent littéralement de page en page dans un décor tour à tour luxuriant ou dépouillé. Une merveilleuse sensualité, si rare dans les livres pour enfant, achève de donner à cette lecture les contours d’une expérience des plus fécondes.

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Natali Fortier, Marcelle et Giselle, Le Rouergue, septembre 2015, 16 € — Dans l’univers si personnel de Natali Fortier, il y a des contes, des masques, des personnages truculents, des textures rugueuses, une couleur verte à nulle autre pareille et des textes qui entremêlent légèreté et gravité. Ici, la mise en page fait alterner texte et illustration, comme pour contenir la sève brûlante de ce récit s’appuyant sur les puissances conjuguées du conte et du récit polyphonique pour dire la force des sentiments et des rapports humains. La langue du texte, aux accents québécois, fuit l’anecdotique et s’impose surtout en une beauté universelle.

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Véronique Ovaldé (texte), Jeanne Detallante (illustrations), Paloma et le vaste monde, Actes Sud, Oct. 2015, 16 € Cet album illustré est d’abord une entrée, précieuse, dans une écriture, celle de la romancière Véronique Ovaldé qui ne retranche rien à son style dès lors qu’il s’afficherait dans le petit format de l’album. Son récit rythmé, jouant sur la brièveté de la phrase et les incises, nous présente Paloma l’aventurière, née dans le cadre trop étroit de la rue du Capitole. L’artiste Jeanne Detallante, convoque en écho ses images saturées de motifs floraux et de contrastes chromatiques aussi riches que subtils pour donner toute sa puissance aux rêves exotiques de l’héroïne.

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David Gauthier (texte), Marie Caudry (images), Le Loup venu, Thierry Magnier, sept. 2015, 17,50 € — David Gauthier et Marie Caudry poursuivent livre après livre la solide édification d’une œuvre des plus singulières. L’esthétique de l’illustratrice s’épanouit dans cet univers de forêt sauvage, d’animaux et de cabanes rassurantes. On retrouve l’atmosphère de La Balade de Max, tout en gagnant à la fois en mystère, en couleurs et en motifs que l’on devine fascinant pour l’enfant, telle cette masse noire imbibée qui, tirée de la rivière, se transforme en un loup aussi affaibli que menaçant. Le récit, d’une densité inégalée dans leurs précédents titres, est empreint de trouble et de mystères. Entre désir et peur, aventure et quiétude, le texte avance un à un ses ressorts profonds à l’aide d’une langue puissamment poétique.

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Charles Perrault, Jacob et Wilhelm Grimm, Johanna Concejo (illustrations), Le Petit Chaperon rouge, Notari, février 2015, 22 € — De celle de Charles Perrault ou des frères Grimm, Joanna Concejo ne choisit pas et relie les deux versions du Petit Chaperon rouge par un fil rouge aussi figuratif que symbolique, les enlace et les enveloppe dans l’extrême singularité de son univers esthétique où dominent de sombres forêts, intrigantes et fascinantes, produisant un ensemble d’une troublante unité. Grâce à ce dispositif sensible, le lecteur relit – là encore dans tous les sens du terme – les deux textes, avec l’étrange et paradoxale sensation de pénétrer en territoire inconnu.

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Jean-Luc Fromental (texte), Joëlle Jolivet (images), Os court, Hélium, octobre 2015, 15,90 — Parodie d’une enquête à la Conan Doyle, le récit riche en jeux de mots et en jeux d’images, porte sur des disparitions ossifères. Un motif qui donne l’occasion à Joëlle Jolivet de déployer dans un écrin somptueux ses registres graphiques de prédilection tandis que Jean-Luc Fromental donne libre cours à son goût pour le second degré, combinant sans accroc humour bon enfant, critique subtile de la société et foisonnement du lexique. Entre truculence et esthétique, le duo virtuose sait une nouvelle fois trouver un équilibre réjouissant.

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Antoine Guilloppé, King-Kong, Gautier-Languereau, octobre 2015, 20,95 € — Depuis Pleine lune, Antoine Guilloppé s’attache à perfectionner le livre illustré à découpes laser qu’il a contribué à faire émerger. Dans cet exercice ô combien délicat, la combinaison de son graphisme net, rigoureux, expressif et des formes aériennes en découpe atteint ici un sommet esthétique d’une parfaite cohérence. Revisitant le King-Kong de Merian C. Cooper tourné en 1933, cet album est un exemple, rare, de transécriture d’un film en album jeunesse. Chaque planche est un plan, dont le montage se trouve enrichi des échos visuels opérés de page en page. Le texte, froid et plat, à rebours de l’émotion suscitée, a pour seule fonction d’ancrer le livre dans les épisodes du film, dont le dernier, muet, laisse le lecteur aussi bouleversé que le spectateur qu’il fut ou qu’il sera.

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Thomas Scotto (texte), Régis Lejonc (images), Kodhja, éditions Thierry Magnier, octobre 2015, 20,50 € — Figures symboliques, mondes inconnus, métamorphoses, étapes qualifiantes, tous les ingrédients du récit d'initiation sont bel et bien convoqués dans cet album au format exceptionnel. Thomas Scotto offre ici toute sa sensibilité, ainsi que sa grande capacité à mêler écriture recherchée et émotion palpable, pour un récit dense et profond, tandis que Régis Lejonc offre un déploiement graphique combinant épure et merveilleux, riche en symboles. Un livre rare, appelé à devenir un classique du genre.

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Julien Magnani, Le voleur des mers, Magnani, Août 2015, 15 € — Un album comme un carnet – élastique compris – un personnage sûr et fier, vêtu de cape et chapeau, comme une réminiscence lointaine de brigands, mais cette fois solitaire, et la lecture bascule dans un registre inédit. Au graphisme géométrisant, épuré mais chaleureux, se combine ainsi un récit d’aventure aux accents tout stevensoniens entraînant le lecteur dans les motifs attendus de ce genre tout en flirtant avec un nonsense vivifiant.

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Fred Bernard, François Roca, Anya et le tigre blanc, Albin Michel Jeunesse, septembre 2015, 19 € — Dans ce support, l’album illustré, qu’ils investissent avec une maestria chaque fois renouvelée, le duo Fred Bernard et François Roca continue d’innover en s’immergeant cette fois dans la fantasy. Long pour un album, mais excessivement court pour un roman, le texte déploie un récit dense, riche en motifs inoubliables et en personnages lumineux qui entraîne son lecteur sans accroc des forêts dépeuplées aux souterrains d’un château maléfique. L’atmosphère hivernale, lumineuse et inquiétante, est rendue par des images qui – en une nouvelle prouesse de l’illustrateur – n’utilisent quasiment qu’un bleu glacial. Seule la dernière illustration renoue avec une palette variée, en un retour à la normale et en une ouverture positive à l’avenir.

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Anne Herbauts, L'Histoire du géant, éditions Esperluète (Belgique), 2015, 19,50 € — Dans cet album illustré pour jeunes et adultes, le verbe mène la danse, et les images suivent, muettes, amples, faites d'opacités et de transparences, célébrant la force des éléments naturels, lumineux, sauvages. Le texte est riche, d'un lexique débordant, qui semble sourdre par flots de la blessure de ce géant tombé à terre. Chacun s'insinue dans cette matière dense et profonde, navigue à vue, et frissonne là où se ravive le plaisir, enfantin, d'être caressé par une armée de mots étranges, si peu familiers.