Hors-cadre_s__16.jpg Revue Hors-Cadre(s) n°16, La Création et le numérique, mars 2015, ISSN 1960-7075, 12€

Édito


Ronds et carrés


En 1984, le film Ghostbusters offrait cette réplique culte : « Gutenberg est mort, vous savez ? »

Le 6 août 2010, lors d’une conférence donnée au Massachusetts Institute of Technology (MIT), le professeur et chercheur Nicholas Negroponte annonçait la « mort physique du vieux livre papier d’ici à cinq ans » aux USA.

Le 27 septembre 2011, John Biggs, publiait sur Techcrunch.com un calendrier prévoyant pour 2025 l’achèvement de la transition entre les livres imprimés et les eBooks, y compris dans les pays en voie de développement.

Tout au long de sa progressive émergence, l’édition numérique s’est vue portée par un discours de nature apocalyptique annonçant l’écrasement plus ou moins brutal de toute autre forme éditoriale. La complexité comme la virtualité de ces nouveaux phénomènes ont parallèlement cristallisé un intérêt démesuré pour « le numérique ». Plus un spécialiste, plus une rédaction qui ne soient assiégés de questions sur « l’arrivée du numérique » et le cataclysme annoncé.

Face à un tel déferlement hyperbolique, la réalité de cette économie comme de sa production paraît dérisoire et, en un certain sens, décevante. Rares sont ceux à suivre véritablement l’évolution de cette production, à la connaître. Anne Clerc en fait partie, et elle nous offre dans les pages de ce numéro de la revue un éclairage limpide sur ce secteur complexe. Mais son tour d’horizon avoue aussi en creux l’absence de chefs-d’œuvre, voire même d’une véritable création, que ces nouveaux supports étaient supposés faire émerger.

Pascal Humbert nous le rappelle, le numérique est d’abord né d’esprits paisibles se revendiquant de la culture humaniste de la Renaissance. Point de match historique annoncé ; on observe que, loin de tout écraser sur son passage, la production numérique se combine plutôt de manière intéressante avec les productions littéraires et artistiques antérieures.

En témoignent tous ces livres imprimés à la fabrication exemplaire et à la créativité soutenue qui, eux, se développent de manière extrêmement visible. Si le livre papier connaît ce regain d’inventivité, c’est sans doute, comme cela a déjà été maintes fois souligné, en réaction à ces menaces de dématérialisation, mais c’est certainement aussi parce que les techniques d’impression ont évolué et que, précisément, le numérique y prend une part majeure, de la PAO à la découpe laser.

En témoignent, surtout, ces créateurs pour lesquels ces deux univers, le numérique et l’imprimé, ne sont en rien clivés, hormis dans le geste, essentiel, qu’ils mentionnent unanimement – l’illustrateur Stéphane Kiehl évoque d’ailleurs l’aménagement nécessaire de son espace de travail et sa lutte permanente contre le mal de dos. Car la création « verticale » a succédé à la création « horizontale » ou inclinée de la table du dessinateur.

Le visage de la création, aujourd’hui, c’est un Victor Hussenot qui place à égalité livres illustrés et jeux vidéo et n’hésite pas, pour réaliser l’image de couverture du présent numéro, à se saisir de l’antique aquarelle pour figurer les modernes pixels. Ce visage, c’est aussi un Serge Bloch qui retravaille à l’ordinateur ses traits « nerveux » bourrés d’« accidents » réalisés au bambou. Ou une Janik Coat ou bien encore une Anne Crausaz qui, bien qu’assumant une image lisse héritée des fameuses courbes de Bézier, l’inventeur du dessin vectoriel, rappellent que le dessin au crayon dans un carnet reste la base de leur art.

Ce qui apparaît, finalement, tout à fait spécifique, c’est l’immense liberté et l’ouverture des possibles offertes par la création numérique.

Au support vectorisé de l’objet livre succède ainsi un support ouvert à toutes les orientations, à tous les développements et continuités. Sens de lecture, découpage de l’image, rien n’y est figé, jusqu’aux arts qui intègrent directement la création, du cinéma à la musique. « On peut tout faire », affirme Benjamin Lacombe, qui a travaillé à l’adaptation numérique de ses albums chez Albin Michel jeunesse, avant d’ajouter : « Presque trop », et d’évoquer l’image d’une « galaxie qui peut aussi devenir abyssale ». Peut-être est-ce pourquoi de nombreux créateurs tentent de la cerner avec des contraintes productives, tel un Marc-Antoine Mathieu qui poursuit son dialogue avec les démarches oulipiennes issues des supports traditionnels.

En même temps, le numérique trouble le rapport entre virtuel et réel, son interface est complexe. Aussi le dessinateur qui pouvait aboutir sans aide à une création dans l’édition imprimée se trouve-t-il, dans le secteur numérique, cerné par une pluralité d’acteurs y intervenant, comme le montrent les interviews menées par Séverine Lebrun. Il est d’ailleurs étonnant de constater, dans la bouche des créateurs, la récurrence d’assertions telles que : « L’ordinateur n’est qu’un outil », alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne d’affirmer la même chose à propos d’un crayon ou d’un ciseau.

L’appropriation comme la maîtrise plus fluide de ces « outils » semblent bien être les conditions d’un développement créatif des supports numériques. Et les analyses de Brigitte Tafforin et Marianne Berissi nous le prouvent, l’interactivité n’est pas cet incontournable de la création numérique car, si elle est loin de lui être spécifique, elle ne peut, non plus, être un facteur suffisant d’appréciation critique.

Sans doute l’enjeu esthétique a-t-il été sous-estimé. Le travail du son comme celui de la lumière, et son impact sur les couleurs, n’ont encore été que trop peu commentés, comme le souligne Yann Fastier.

En 1993, le graphiste Roman Cieslewicz déclarait : « Le futur des nouvelles images, leur épanouissement, est lié pour moi aux accidents que la main provoquera », en même temps qu’il regrettait la mutation du rond de la trame au profit du carré du pixel. Peut-être étaient-ce là les rares appréciations sensées sur l’avènement de l’ère numérique.

Sophie Van der Linden, Rédactrice en chef