Les dernières miettes de l'agitation autour du débat sur le contenu des livres pour enfants ont été balayées sous le tapis. Dans la plupart des rédactions, la rubrique « littérature jeunesse » est maintenant sagement archivée jusqu’au mois de décembre prochain.

Que restera-t-il de cette effusion ? La mobilisation d’auteurs, d’éditeurs et d’acteurs de la littérature pour la jeunesse aura, espérons-le, eu pour effet de mieux faire connaître ce secteur et de reposer les termes et les conditions de son existence. Mais, on peut également le redouter, les attaques laisseront des traces, à plus forte raison parce qu’elles ne sont ni nouvelles ni isolées, comme cela aura bien été rappelé.
 
Au-delà de ces attaques, dont on peut donc raisonnablement craindre qu’elles sont loin d’être terminées, les pressions morales qui pèsent sur les livres pour enfants et pour adolescents sont aussi plus diffuses. Et elles ne sont pas toujours le fait d’esprits dérangés ou manipulés. C’est ce parent qui s’insurge contre ces images qu'il juge effrayantes. C’est cet élu qui ne comprend pas qu’un livre puisse ainsi moquer l'autorité. Et, parfois, c’est aussi, il faut le reconnaître, ce professionnel qui assène sans appel « ce livre-là n’est pas pour les enfants ».
 
Parfois on se prend à rêver d’enfants qui expliqueraient aux adultes qu’il faut cesser de les prendre pour des idiots. Que ce livre plein de monstres ne va pas leur donner des cauchemars mais, au contraire, les aider à surmonter leurs angoisses, que ce récit terrible sur un adolescent qui met fin à ses jours leur permet de mieux comprendre le désarroi de leur meilleur ami. Et que ce livre d'artiste, certes, très élaboré, les touchent infiniment par la grâce de ses formes épurées. Enfin, expliquer aussi, que leurs inquiétudes sont immenses et que, précisément, la littérature est le seul espace qui leur offre compréhension intime et ouverture sur le monde, qui les aide à grandir et à se construire, que c’est un espace d’interrogation et de beauté, un espace dont ils ont un besoin vital.
 
Mais qui les écoutera ? Qui écoute-t-on quand il s’agit de livres pour enfants ? Qui, d'ailleurs, en dehors des professionnels, accole le terme de « littérature » à la production éditoriale destinée à la jeunesse ? Les livres pour enfants, ce vague magma incertain. « Laissez-les lire », on pourrait être tenté de ressortir aujourd’hui le slogan en réaction aux attaques, s’il n’avait pour conséquence désastreuse de reléguer les lectures des enfants et des adolescents dans une vague nébuleuse où, si tant est qu’ils lisent, alors, nul n’est besoin de s’intéresser à leurs lectures.
 
Pas plus que tout autre segment de la population, les enfants ne sont réductibles à une catégorie. Les enfants sont de tous âges, de toutes conditions et de toutes sensibilités. Les auteurs et les éditeurs qui privilégient une littérature de l’offre, pourtant soutenue par un vaste réseau de libraires, bibliothécaires, enseignants, animateurs ou bénévoles, disent chaque jour la difficulté qui est la leur de poursuivre un travail de création en toute indépendance, eux qui dépassent rarement le chiffre de 5000 exemplaires vendus, quand bien même s’agit-il de titres repérés et salués par les professionnels. 5000 titres sur un potentiel de 14 millions de jeunes lecteurs. Une goutte d’eau dans l’océan, voilà ce qu’est la littérature pour la jeunesse en France.
 
Ce qui menace le plus sûrement la littérature pour la jeunesse aujourd’hui, n’est donc pas ces attaques ponctuelles dont on peut aisément démontrer le fanatisme ou la manipulation politique. Ce qui la menace bien plus sourdement et sournoisement, c’est le splendide isolement dans lequel on la place à longueur de temps et le manque indubitable de confiance que l’on accorde aux enfants-lecteurs.
 
Car cette menace a déjà porté. Et plus largement qu'on ne le pense, dans ces bibliothèques où l’on préfère garder dans le bureau plutôt que de mettre en rayon tel livre dont on craint qu’il attire les remarques ou le mécontentement. Surtout, elle a déjà porté dans ces bibliothèques où l’on a d’ores et déjà choisi de privilégier les livres qui ne risquent pas de faire polémique. Le livre moyen, le livre tiède, comme boussole des acquisitions, voilà ce qui menace le plus durement le secteur ! Ne risquant pas de heurter les préjugés des parents, il ne risquera pas non plus d’effleurer la sensibilité de l’enfant.
 
Il est temps de parler vraiment et sérieusement de littérature pour la jeunesse, il est grand temps de donner les moyens aux parents de comprendre et connaître ce champ de la création, de faire bénéficier plus largement les enfants de ces titres, d’ouvrir l’espace critique et, donc, de soutenir massivement et intelligemment la création, comme la diffusion et la promotion, de la littérature pour la jeunesse.
 
Il est grand temps.