Dans les années 30, le peintre et photographe László Moholy-Nagy annonçait déjà que les analphabètes de demain seraient les non lecteurs d'images1. Comment pourrait-on les appeler ? Benoît Peeters a proposé un mot savoureux « aniconètes ». Alors que nous sommes bel et bien plongés dans la société de l‘image, notre système éducatif, notre système de pensée même, restent fermement attachés à la suprématie du texte. Tout se passe comme si nous n’avions pas déjà plongé dans une autre culture.
Olivier Douzou, Fourmi, Rouergue, 2012, 13,70 €, EAN 9782812603341
Olivier Douzou est de ces créateurs qui ont totalement intégré cet enjeu dans leurs créations et parient avec assurance et décontraction sur les talents de lecteurs d’images des enfants. Y compris les plus jeunes. En témoigne son dernier album. Fourmi. Dès la couverture, le mot fait image et masque en partie celle de l’ours faite, elle, de formes géométriques, proche des lettres, donc. Jeu de miroir, de faux semblants, qui parasitent d’emblée la lecture et obligent à faire des choix, comme sur cette page de titre ou les statuts respectifs des textes et des images (mentions de l'auteur et de l'éditeur, titre, logo, image de l'ours) atteignent le summum du trouble organisé :
© Éditions du Rouergue, 2012 (page de titre, extrait)
Au fil des pages, l’ours blanc, sur le fond blanc de la page, n’existe que par ses yeux, noirs, et son nez, orange. Un astucieux jeu de cache, noir, vient donc donner corps, et forme, à l’ours. Un cache avec lequel la fourmi, noire elle aussi, joue à cache-cache. Commence le jeu : lecture du détail (la fourmi franchit à peine la page blanche), lecture de la partie pour le tout (des pattes en guise de poils), lecture de formes (corps et tête de fourmi créent des lunettes) et lecture de l’ellipse (une langue apparaît quand une fourmi disparaît).
© Éditions du Rouergue, 2012
Le tour est joué. Surpris ? Un doute ? Confirmation en dernière de couverture (et donc en dernière page de cet album cartonné qui assure, par sa fabrication, la continuité avec l’intérieur) : lecture du dessus vs du dedans (la fourmi est sur l’ours et dans son ventre)…
© Éditions du Rouergue, 2012
Le tout est accessible, mise sur l’intelligence et s’assure avec bienveillance, à chaque pas, grâce au texte qui fait office de guide, que le lecteur, hop, hop, hop, suit toujours.
Une leçon magistrale de lecture d’image, dans toute l’éloquence de sa simplicité, grâce à une maîtrise rare de l’objet livre.
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1. Plus précisément, la citation est "L'analphabète de demain ne sera pas celui qui ignore l'écriture, mais celui qui ignore la photographie", cité par Walter Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie.
Commentaires
Pour entendre Olivier Douzou sur cet album et son approche du livre, réécoutez l'émission d'Aline Pailler sur France Culture, ce samedi 07 avril :
SVdLJe comptais faire un billet sur ce magnifique album, et là vous m'enlevez les mots de la bouche ! Ce qui est extraordinaire dans ce livre, c'est à la fois sa simplicité et sa subtilité. Par moments, on y voit même le relief ! On pourrait presque passer la main derrière l'ours pour attraper cette fourmi ! c'est superbement bien fait ! un album que je raconterai à coup sûr dans mes prochains accueils petite enfance, succès garanti...
pepitaMerci Pepita. J'en ai très peu dit, il reste encore beaucoup à écrire, sur le positif/négatif dont Olivier Douzou parle dans l'interview, sur l'économie du livre. Sur l'esprit de jeu, aussi. Ce système de caches qui révèle des formes m'évoque un jeu bien concret dont le souvenir reste très flou... Mais vous avez raison, l'essentiel est la prise en compte du jeune lecteur, la manière dont il le sollicite sur son propre terrain... Excellente continuation à Méli-Mélo de livres.
SVdL