Frank Viva, Tout au long de la route
(titre original Along a Long Road, Little, Brown and Company, 2011 - traduction de Michelle Nikly), Albin Michel Jeunesse, 2012
Après Richard McGuire, voici Frank Viva, qui cumule une activité très prisée de designer, fait régulièrement la célébrissime Une du New Yorker (y compris la toute prochaine, celle du 09 avril) et réalise des livres pour enfants très graphiques – c'est le moins que l'on puisse dire. Assumant pleinement, tel McGuire, l'esthétique de la création numérique, tout comme les références au graphisme des années 30-50, Frank Viva travaille néanmoins un style singulier, principalement incarné par ses personnages évoquant les figurines "bendable poseable", aux longues silhouettes étirées, presque toujours vues de profil, l'œil rond pointant au centre, et par ses images à la gamme chromatique resserrée, chaleureuse, et aux jeux typographiques envahissant les paysages urbains. Ce style reste rigoureusement tenu dans cet album qui s'est vu rejoindre la liste des "10 meilleurs livres pour enfants de l'année" du New York Times. De l'image unique de couverture aux images associées de l'album il y a pourtant un monde, que Frank Viva parcourt avec allégresse, reprenant l'idée du fil ou du ruban qui traverse le livre de part en part pour ne faire qu'un (déjà vu dans Moi j'attends de Serge Bloch, ou dans le plus récent Visite au zoo de Pittau & Gervais). Un vélo cycliste réalise ainsi une course échevelée, fantastique traveling sur un décor en continu, faisant se succéder paysages naturels et urbains. Les arrières plans se parent de détails à observer, aux formes épurées, jusqu'aux pylônes électriques affichant une séduction formelle jusqu'ici insoupçonnée. Les pages de garde fonctionnent, pour les premières, comme des indices, pour les dernières, comme des traces, à faire correspondre aux pages où les figurations apparaissent, en une ultime activité une fois la lecture achevée.
© Frank Viva, 2011
Ces procédés, rares sans être uniques, se trouvent en revanche renforcés de manière intéressante par une grande élégance formelle. Celle des images, d'abord. Outre la belle sinuosité des lignes et la pureté des formes, la gamme chromatique constituée de 5 couleurs évite intelligemment le blanc de la page pour lui préférer une belle couleur crème. Enfin, un vernis sélectif donne toute sa consistance au ruban jaune de la route. Celle du texte, ensuite. Les phrases, économes, mesurées, se découpent en plusieurs propositions, distribuées selon le jeu des pages et double pages :
"On s'arrête / un petit moment //et on repart / comme avant //sur le long ruban / en pédalant //
plus fort / encore et encore, // sur le long ruban, / plus vite que le vent."
Un jeu de rythme, de répétitions et d'allitérations qui n'est pas sans évoquer Margaret Wise Brown.
Intelligence de la conception formelle, esprit de jeu, grande élégance graphique et poésie du texte, on serait presque tenté de placer ce très bel album sous le haut patronage d'un Enzo Mari, pape des designers passés à l'album pour enfants.
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Voir également, dans le même esprit, Morse où es-tu ? de Stephen Savage, chez Pastel (2011)
Commentaires
À voir, le site du livre, comme seuls savent en faire les américains, avec stickers et papier cadeau raccord :
http://alongalongroad.com/
SVdLVoilà je lis ce que vous dites sur cet album. je regarde. J'acquiesce. Mais pourtant si je ne me fie qu'à ma sensibilité et bien...non je n'accroche pas. Impression de regarder une affiche. En tant qu'Isabelle, je n'irai pas vers ce genre d'album. En tant que bibliothécaire oui. Pour mettre dans les mains des enfants un autre style.
Un autre endroit...Bonjour Isabelle, oui, c'est intéressant. J'ai eu une première réaction réticente "déjà vu", "trop lisse". On est bien évidemment dans le registre de l'album "de graphiste". Pourtant, la qualité des couleurs, de l'impression, la poésie visuelle – des paysages en panorama notamment – une foultitude de petits détails non seulement amusants mais aussi intelligents (comme l'escargot qui grimpe aussi la pente : comme nous sommes dans le cas d'une image fixe, il peut rivaliser), de belles trouvailles, y compris purement graphiques (les pylônes, superbes), m'ont amenée progressivement à changer d'avis. Je ne cherche pas à vous convaincre absolument car au fond, j'aime beaucoup ce que vous dites de la partition goût personnel vs intérêt professionnel. Je le ressens très souvent, y compris à l'inverse : ce premier mouvement qui me porte vers un style et la réflexion qui me conduit finalement à l'abandonner car non pertinent du point de vue du lecteur...
SVdLBon c'est promis je le regarderai avec attention lorsque je l'aurai dans les mains...
Un autre endroit...Et vous me direz, alors. À bientôt.
SVdL