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Les Magiciens, Blexbolex, éd. La Partie, novembre 2022, 29 €

Incontestablement, l’objet est sublime. Dans sa matérialité même, épais volume rendu aérien par la grâce d’une reliure papillon au papier léger. Et dans son esthétique, déluge d’encres primaires dont les trames sophistiquées forment les images, chacune aboutie, chacune admirable, de ce récit pourtant séquentiel. On aimerait percer le secret de leur fabrication qu’on devine élaborée à l’extrême, du geste manuel du pochoir à celui, digital, de la création numérique.

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Les références, abondantes, affleurent dans les personnages, les espaces, les architectures, les ornements même du texte, comme autant d'indices à identifier. Qu’une magicienne nous évoque Poucette, ou tout autre petite héroïne des albums bon marché des années 50, que la chasseresse convoque la figure de Princesse Mononoké ou d'un personnage d’un manga d’Osamu Tezuka, nous lancent certes sur la piste du conte, des arts asiatiques ou des jeux vidéos, mais ensuite ? L’immense culture graphique et littéraire, savante et populaire, échappe à toute tentative de recensement.

C'est que l’intérêt du livre est ailleurs. Il est d'abord dans sa structure même. Suivre Blexbolex de livre en livre, c’est accéder chaque fois à un palier supérieur de récit parti du degré zéro de la narration, l’imagier. Dans Romance (2013), l’école, le chemin et la maison servaient de matrices, jusqu’à ce qu’un inconnu, des brigands et une sorcière, s’insèrent dans le feuilleté narratif. Ici, le premier chapitre pose une maison, un, deux puis trois magiciens, une chasseresse et son fidèle mâchefer. Et l’essentiel est là — un lieu, des personnages. Le reste n’est que déploiement sous forme de rêverie du champ des possibles.

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L’essentiel est donc dans la manière de raconter, marquée par ses chapitres, ses ruptures de styles, et cette magistrale séquence muette, à fond perdu, qui ouvre sur un nouveau registre graphique et narratif. L’essentiel est dans le déploiement trépidant de l’action, au rythme soutenu de page en page, qui, dans l’immense strip, linéaire, des 182 images juxtaposées, parvient à entremêler courses-poursuites, échappées simultanées et dissimulations dans les mondes parallèles de ses quatre protagonistes. Il est aussi dans la tonalité de ce texte, parfois précieux, parfois débonnaire, souvent marqué de fulgurances poétiques, comme ces ciels qui, le soir venu, se chargent « d’une nostalgie pesante » pour, un peu plus tard, « s’étioler ». Il est, surtout, dans tout ce que l’on voudra entendre de ce récit sur le bien, le mal, leurs fragiles frontières, sur la nature, forte et abondante, ou bien gracile résistante. Et sur l’ambivalence humaine. Il est, encore, dans l’émotion qui jaillit des mots du vaincu « nous n’étions pas très forts, et nous étions les derniers ».

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La seule chose à faire face à cette œuvre impressionnante est de la lire. En laissant se déployer la lecture de la manière la plus libre, souple et instinctive possible. La lire avec application et concentration, exactement comme le font les enfants. Cela tombe bien, ce livre est pour eux. Qu’une œuvre aussi sophistiquée, aussi éloignée des canons convenus du livre jeunesse soit authentiquement pour enfants a certes de quoi bousculer.