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Claire Castillon, Les Longueurs, Gallimard Jeunesse, Collection Scripto, illustration de couverture Marion Fayolle, janvier 2022, 10€50

Alors que la parole sur les violences sexuelles se libère, les études et enquêtes récentes révèlent quant à elles l’ampleur mésestimée du phénomène, dont les jeunes comptent parmi les premières victimes.

Face à cette réalité, la littérature pour la jeunesse, créée à leur intention, censée répondre à leurs besoins et leur offrir une vision du monde détachée des intentions éducatives ou morales, peine à aborder ce sujet.

Il faut donc saluer le courage de l’écrivaine Claire Castillon et de ses éditeurs, Isabelle Stoufflet de la collection Scripto au sein du secteur Littérature de Gallimard Jeunesse, à faire paraître un ouvrage racontant, par la voix de sa victime, la description aussi glaçante que minutieuse d’une emprise pédocriminelle.

Alice, surnommée Lili par tous ceux qui l’aiment, a sept ans lorsque son père quitte le foyer familial pour en recomposer un outre-Atlantique. Dans l’environnement amical de sa mère, Georges, dit Mondjo, quadragénaire, se rapproche peu à peu du duo esseulé. Entre ses mains, la petite fille devient Anna, emportée dans le tourbillon nauséeux d’atteintes sexuelles qui attaqueront peu à peu son individualité.

Le courage, dans ce livre, est d’abord littéraire, qui parvient à faire dire ce que personne ne veut entendre par la voix de la victime elle-même, alors âgée de 15 ans. Ne reculant ni devant la description des actes orchestrés comme des jeux d’enfants, ni devant les ambivalences d’une narratrice sous emprise, qui se croit, se force à être, amoureuse de son bourreau, la langue heurtée, saccadée, dit la sidération, la dissociation, le trouble profond. L’écriture, jamais bridée, ni simplifiée parce qu’elle s’adresserait aux adolescents, devient le lieu même d’une littérature sombre, tourmentée, mais aussi lumineuse, tout comme les tableaux noirs de Pierre Soulages, évoqués dans les premières lignes du roman, savent mettre dans l’œil du spectateur des lueurs insoupçonnées.

« Écrire pour la jeunesse n’a jamais été pour moi une façon de faire “moins“. Ni moins fort, ni moins dur, ni moins puissant. » Claire Castillon

Émanation de la parole de la victime elle-même, la narration parvient, comme peu de textes y sont parvenus auparavant, à approcher la complexité des émotions et des pensées nébuleuses d’une jeune victime privée de tout repère. « Je ne sais pas si… » s’impose comme l’expression entêtante de cette narratrice qui ne cesse de regarder à côté, attendre que ça passe, construire de fragiles dérivatifs.

Le texte pose une description minutieuse d’une emprise (et ce roman succède à celui publié par Claire Castillon en septembre 2021 dans la collection « La Blanche », Son empire) qui va autoriser ce que la mère interdit, inviter à faire ce que la mère déteste, valoriser sa victime, convoquant également les ressorts de l’inceste (l’homme prend la place du père) ou des violences dans le sport (il est l’entraîneur d’escalade). Le personnage de la mère joue aussi sa partition complexe, concentrant toutes les ambivalences, étant celle qui précipite malgré elle vers le gouffre, tout autant que celle qui offrira la seule voie fiable pour en sortir.

Dès l’amorce, l’écriture travaille son rythme, ses ellipses « Georges vient, et elle sourit. Avant qu’il arrive. Voilà. C’est comme ça. Sourire. Silence. Sonnette. Elle n’a même pas besoin de me dire qu’il arrive. Je le sais. Sourire. Je l’entends. Silence. Sonnette ». L’implicite permet de laisser le lecteur libre de voir ou de ne pas voir, de comprendre ou de ne pas comprendre, en fonction de ce que sa sensibilité lui dicte. Tandis qu’une forme d' humour aigre, terrible parce que grave, ourle les paroles d’Alice « Maman m’explique combien la vie va être jolie, et puis marrante, – parce que Mondjo est trop marrant non ? – J’ai envie de hurler ». C’est qu’on retrouve ici l’exceptionnelle acuité de l’auteure déployée dans son recueil de nouvelles Les Messieurs (Éditions de L’Olivier, 2016), qui sait rendre compte avec une cruauté acidulée du regard des petites et jeunes filles sur ces vieux messieurs qui jouent avec elles le jeu faussé des sentiments.

Ouvrage essentiel d’une écrivaine affirmée, Les Longueurs est ce roman inédit, par le traitement de son sujet comme par son écriture, que tous les prescripteurs devront, à leur tour, avoir le courage de porter vers son public, rejetant ce que les tabous ou la peur des réactions peuvent élever de barrages entre les lecteurs et la littérature.