Alors que le critique se voit si souvent interrogé sur ses velléités littéraires, il existe pourtant bien peu de similarités entre l'écriture critique et l'écriture littéraire. Chacune à ses codes. Quand l'une porte sur des œuvres existantes, l'autre tente de les oublier pour sonder et convier au jour un imaginaire qui se doit d'être singulier. Si Thierry Groensteen s'est affranchi depuis longtemps, comme beaucoup d'autres dans le domaine de la bande dessinée, des frontières hermétiques qui existent ailleurs entre critique et création – il est aussi éditeur et scénariste – la publication de son premier roman, pour adolescents, génère malgré tout une belle surprise pour tous ceux qui considèrent son travail critique comme l'un des plus importants jamais mené sur la bande dessinée. Sa définition, méthodique, rigoureuse, et pourtant en prise directe avec la création, d'un Système de la bande dessinée(1), comme ses travaux nourris sur les auteurs précurseurs, comme Töpffer ou Herriman(2), constituent autant de modèles théoriques aboutis, innovants et incontournables, dont je me suis moi-même abondamment nourrie pour penser et écrire Lire l'album(3).

 

parolesingeCOUV.jpg Thierry Groensteen, Parole de singe, Les Impressions Nouvelles, 240 pages, EAN 9782874491467, Août 2012

 

La surprise est d'autant plus grande, et donc agréable, que ce roman oppose l'émotion à la théorie, le plaisir à la méthode. Hormis quelques traces – certainement à considérer davantage comme la manifestation d'une appréhension heureuse du monde marquée par le neuvième art que comme une volonté de transposition théorique (le héros est un dessinateur de BD, l'un des personnages se nomme Mandryka...) –, ce roman pour adolescents n'a donc que peu à voir avec le travail critique de Thierry Groensteen. On a le sentiment que l'auteur a abordé cette publication avec beaucoup de fraicheur et de sincérité, comme en témoigne l'absence, ici, de conventions qui ont si souvent cours dans le domaine de la fiction jeunesse.

Ainsi, ce récit, qui a pour présupposé narratif l'avènement de la parole chez un gorille, oscille-t-il entre plusieurs genres, conduisant tour à tour son lecteur sur les traces du roman d'aventure, de la Science-fiction ou du Policier, par le biais d'une narration dont le personnage principal n'est, pour une fois, pas un adolescent. Affranchi des diktats, le texte laisse d'autant mieux paraître sa première qualité, celle de son style. Très fluide, axée sur la narration qu'elle sert avant toute chose, l'écriture est posée, ourlée d'une élégance discrète, rigoureuse dans ses termes, ne concédant rien à la facilité. C'est que la complicité avec le lecteur adolescent se fait sur un tout autre terrain. Celui du rêve que suscite la figure du gorille, celui de jeunes personnages en proie à des choix de vie, celui d'un goût pour la réflexion philosophique et notamment sur l'interrogation de la relation entre l'homme et l'animal, celui du goût du risque et de l'aventure, celui, enfin, des valeurs écologistes et humanistes.

De ce fait, ce roman s'intègre totalement aux publications jeunesse des Impressions Nouvelles conduites par une autre personnalité, Benoît Peeters, dont il faudrait rappeler la stature dans le champ littéraire comme critique, et qui, titre après titre, construit un catalogue non formaté, "à hauteur d'enfant" par la seule volonté de ses auteurs d'un dialogue bienveillant avec le jeune, respectueux de l'indépendance de sa pensée et confiant dans sa capacité à recevoir une œuvre littéraire et artistique.


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1. Système de la bande dessinée, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Formes sémiotiques », 1999. et Bande dessinée et narration, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Formes sémiotiques », 2011.

2. Töpffer, l’invention de la bande dessinée (avec Benoît Peeters), Hermann, Paris, coll. « Savoirs sur l'art », 1994. et Krazy Herriman, Angoulême : CNBDI, 1997.

3. Lire l'album, L'Atelier du poisson soluble, 2006.