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Article paru en espagnol dans la Revue Lazarillo n°22

 

1274_1L’univers des illustrateurs pour la jeunesse, le Mook (éditions Autrement) ou encore L’Abécédaire des éditions de L’Édune, constituent deux des initiatives récentes qui tentent d’offrir un regard sur la création contemporaine française. Il en résulte une vision kaléidoscopique bigarrée, éclatante de talents, d’humour et d’innovations reflétant bien ce secteur en perpétuel mouvement et transformation.

C’est que l’édition française s’est construit un rapport particulier à l’image par le biais de sa proximité avec l’art contemporain et les avant-gardes qui l’a amenée à développer une production très visuelle, fortement ancrée dans l’expression plastique et le graphisme.


Figures de l’édition qui ont façonné le paysage contemporain

Pour comprendre la production actuelle, il faut d’abord rappeler le travail déterminant mené par quelques éditeurs depuis la seconde moitié du XXème siècle (pour ne s’en tenir qu’aux sources directes de la production contemporaine).



imagesRobert Delpire, éditeur de livres de photographie, directeur d’une agence de communication a donné l’impulsion à l’album contemporain, en publiant en 1956 Les Larmes de crocodile d’André François, un ouvrage dont l’originalité de la narration, l’attention portée à l’ensemble des composantes du livre, jusqu’à la typographie, augure de la priorité donnée à l’image, de la dimension graphique de l’album et de sa proximité avec le livre d’art. La publication, en 1967, du chef d’œuvre de Maurice Sendak, Max et les Maximonstres a définitivement achevé de sonner le renouveau de l’album en prônant la force de l’imaginaire et du symbole, la subtilité de l’articulation texte-image-support et en considérant l’album comme une esthétique à part entière.

En rééditant Max et les maximonstres, L’Ecole des loisirs a fait siens les partis-pris de Robert Delpire. Dès lors, de 1965 à nos jours, la politique éditoriale de L’École des loisirs a permis le solide épanouissement d’œuvres d’auteurs-illustrateurs offrant des narrations aux réelles qualités littéraires et esthétiques combinées.

C’est également au cœur des années 1960 que naît le projet éditorial de François Ruy-Vidal et Harlin Quist qui conteste le cloisonnement de la littérature pour la jeunesse. Rompant délibérément avec la fonction pédagogique, les livres publiés favorisent l’émergence d’une image inattendue, s’adressant à la « nature première » du lecteur. En confrontant le langage plastique de jeunes illustrateurs innovants aux textes littéraires de grands auteurs contemporains, ces publications ont ouvert la voie à la collection « enfantimages » développée par Pierre Marchand, fondateur, avec Jean-Olivier Héron, du département jeunesse des éditions Gallimard en 1972 et qui a diffusé l'image pour enfants auprès d'un public large grâce à des supports originaux.

Dans les années 1970 et 1980 de petites maisons d’édition explorent de nouvelles voies pour l’album, telles les éditions du Sourire qui mord (dont les éditions Être prendront le relais à la fin des années 1990) qui développent des partis-pris narratifs et esthétiques audacieux en faveur d’œuvres singulières, dont Nicole Claveloux reste l’emblême fort.

9782905209665Les années 1990, quant à elles, voient l’apparition de démarches éditoriales qui achèveront cette révolution de l’image dans le livre pour la jeunesse. En 1993, Jojo la mache inaugure une collection d‘albums aux Éditions du Rouergue dont l’auteur, Olivier Douzou, devient le directeur. Priorité est alors donnée au visuel et toute une génération de graphistes investit le secteur. Parallèlement, Le Seuil Jeunesse élabore l’un catalogue les plus dynamiques des années 1990 et 2000 et publie des artistes, Kveta Pacovska, Paul Cox, puis Hervé Tullet qui s’emparent du livre pour enfants en tant que forme d’expression artistique à part entière.

Au tournant du XXIème siècle, les éditions Thierry Magnier font paraître Tout un monde, de Katy Couprie et Antonin Louchard, que l’on peut voir comme l’aboutissement de ces évolutions valorisant le langage visuel, développant les techniques et les styles, frayant avec la création artistique contemporaine et favorisant l'émergence de nouvelles formes narratives et esthétiques.

Aujourd’hui, aux côtés de ces maisons, dont Albin Michel Jeunesse, Autrement, Didier Jeunesse ou encore Rue du monde sont aussi des acteurs importants, il faut souligner le rôle tenu par quelques éditeurs souvent indépendants (ou qui l’étaient à leur création), de taille petite ou moyenne, et qui sont devenus les "activateurs" de la création et de l’innovation dans l’album et l’illustration. Découvreurs de talents, inventeurs de nouvelles formes, ce sont eux qui agitent le petit monde de l’édition pour la jeunesse et amorcent la plupart des nouvelles tendances, grâce à leur prises de risques esthétiques ou narratives.

À ce titre, citons tout particulièrement les éditions MeMo, aux ouvrages relevant d’une grande et agréable qualité de fabrication qui, aux côtés d’un travail patrimonial de premier ordre, ont su, grâce à de belles intuitions, « populariser » l’exigence formelle et lancer des créateurs dont les recherches graphiques se combinent habilement à un remarquable esprit d’enfance (Janik Coat, Anne Crausaz…). Citons aussi l’auto-édtieur Benoît Jacques Books dont l’inventivité et la créativité gagnent à chaque titre en audience. Ou encore les éditions de L’atelier du Poisson Soluble, petit éditeur qui, lentement mais sûrement, a fait sa place dans le monde de l’illustration par sa rigueur, sa liberté de ton ou ses prises de risques … Citons également les éditions Sarbacane qui n’ont pas leur pareil pour remporter un franc succès avec des ouvrages combinant novation et humour. De manière plus récente, mais fulgurante, les éditions Hélium, transfuge des éditions Naïve, pariant sur le dépouillement de la forme et la richesse des couleurs ont su imposer un style fort basé sur un graphisme coloré.

Mais le mouvement kaléidoscopique qui agite l’illustration française est rapide et inattendu et, dans ce schéma, les éditions de l’Edune, le Baron perché ou encore Glénat J, jouent d’ores et déjà leur partition.


Figures de créateurs dessinant le paysage contemporain

Image_2_25_Côté créateurs, s’il n’en était qu’un, ce serait lui. Le monstre français de l’édition pour la jeunesse a pour nom Ponti. Claude, de son prénom. Depuis près de 25 ans, l’auteur-illustrateur français qui combine reconnaissance critique et succès populaire a su, par la grande singularité de son univers qui ne connaît pas d’équivalent, par la puissance de ses créations luxuriantes, par sa capacité à convoquer la force de l’imaginaire enfantin, marquer de manière tout à fait inédite l’histoire de la littérature pour la jeunesse.

Rares sont ceux qui se risquent à frayer dans son sillage. Exceptée une Anaïs Vaugelade, dont l’audace et la force ont permis de taquiner le monstre, et d’offrir aux enfants une œuvre d’une rare cohérence qui place aussi la jeune créatrice comme une héritière de cet autre géant qu’est Tomi Ungerer, tout en affirmant sa personnalité dans l’humour, la vivacité du trait et une grande sensibilité. Citons aussi Gilles Bachelet, dont le trait, la singularité de l’univers et le fourmillement de la page, augmenté d’un redoutable sens du comique convoque le même type de lectures ou de lecteurs que l’auteur du Château d’Anne Hiversère.

loulou_solotareffApparu à la même période que Claude Ponti, Grégoire Solotareff a, quant à lui, profondément modifié une part importante du paysage et su développer une véritable école (ou une famille ?) qui ne cesse de s’agrandir. Grégoire Solotareff, sa sœur Nadja, et leur mère, Olga Lecaye, ont teinté l’illustration pour la jeunesse de leurs couleurs flamboyantes, faisant de la peinture, utilisé dans la plénitude de sa matière et de sa densité, une mode d’expression basé sur l’affect et le symbole dans un secteur qui restait encore, au seuil des années 1990, majoritairement basé sur l’héritage du trait et de l’aquarelle. En prenant la direction de la collection réservée aux bébés, Loulou & Cie, Grégoire Solotareff a par ailleurs contribué à la construction d’un secteur qui s’est considérablement développé ces dix dernières années : les albums pour touts-petits. À noter aujourd’hui, dans ce champ particulier, le travail d’une Malika Doray qui sait comme personne inventer de vives, rigoureuses, affectueuses et originales narrations en images pour les très jeunes enfants.

 


images_1Un autre magicien de la couleur pure est le très réservé Georg Hallensleben qui, d’album en album, au travers de ses collaborations avec Anne Gutman et Kate Banks, construit un bel ensemble d’ouvrages chaleureux et sensibles. Dans une veine picturale et coloriste, il convient également de citer Eric Battut dont la permanence d’un style fort et percutant sait s’adapter à toutes sortes de narrations.

Pour autant, la dialectique entre la couleur et le trait reste vive. Hormis un Zaü, rares sont ceux qui combinent l’un et l’autre. Et la place importante, dans ce paysage, que tiennent les héritiers d’une illustration « classique » qui prend sa source au XIXème siècle, tels François Place, Philippe Dumas, Jean Claverie, démontre la profonde pertinence du style et, surtout, l’absolue obligation de talent qu’elle suppose. Ce classicisme prend aujourd’hui un nouveau visage avec le retour du livre illustré, amorcé par François Roca et Fred Bernard au cours des années 1990. Rebecca Dautremer, et à sa suite Benjamin Lacombe, renouent avec l’étymologie du terme « illustration » et placent leurs images spectaculaires au service du texte.

9782211087575L’école du trait sait aussi prendre un tour moins révérencieux pour, dans la veine des cartoonists américains, transposer le dessin d’humour à l’album pour enfant, grâce à la virtuosité d’un Serge Bloch, d’un Olivier Tallec ou encore de la très prometteuse Delphine Bournay. Usant de techniques inédites pour ce style (l’assemblage), force est pourtant de souligner que c’est bien dans cette veine que travaille l’irrésistible Christian Voltz.

Quant à Philippe Corentin, toujours aussi actif après plus de 50 ans d’activités, il s’impose comme le maître en ce domaine. Son trait de génie, associé à un sens aigüe de la narration qui bouscule constamment les schémas habituels, sa truculence verbale, son indéfectible esprit d’enfance, font de cet auteur un artiste absolument majeur dans le champ.

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Un créateur à l’abondante production permet de relier l'école du trait à celle du graphisme. Marc Boutavant, au trait énergique quoique précis, au style studieux quoique ludique, sait comme personne combiner expressivité du trait et aplats de couleurs vivement contrastés.

9782350211855FSDelphine Chedru, Séverin Millet, Martine Perrin, Edouard Manceau sont quelques-uns des créateurs qui font éclater des feux de couleurs et de formes épurées particulièrement réjouissants. Cette école de la forme est aujourd’hui très active. Antoine Guillopé et Joëlle Jolivet, sans recours à l’ordinateur, lui donnent ses plus belles lettres de noblesse. Mais il faut bien reconnaître à l’ordinateur cette grande vertu : en évitant les fastidieuses préparations de la peinture, il permet en un clic de tenter d’audacieux contrastes et d'ajuster des lignes épurées. Il en résultent des images vives, pétillantes… qui conviennent si bien à la représentation que l’on peut se faire du monde de l’enfance.

À ces grandes tendances s’ajoutent tous les créateurs qui, au fil du temps, creusent leur propre sillon, oeuvres singulières et protéiformes, afin de parsemer le kaléidoscope de leurs brillantes pépites : Dedieu, Henri Meunier, Régis Lejonc, Yann Fastier, Michel Galvin, Mandana Sadat, Stéphane Girel, Benjamin Chaud, Delphine Durand, Lionel Koechlin, Jean Gourounas, Benoît Gibert, Magali Bonniol, Magali Le Huche...

Sans oublier Sara, ni la grande Elzbiéta. Car, cette rapide esquisse ne peut passer sous silence les rares et authentiques « artistes de l’album », ces créateurs singuliers échappant aux courants et tendances. Développant des univers très différents les unes des autres Katy Couprie, Béatrice Poncelet, Hélène Riff ou encore Anne Brouillard considèrent ainsi toutes l’album comme une œuvre globale. La maturation est souvent lente, mais le résultat toujours extraordinairement abouti. Éloges de la densité et de la lenteur de la lecture, leurs œuvres nous accompagnent puissamment et durablement.

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Figures de créateurs étrangers qui complètent le paysage contemporain

Nous venons de citer Anne Brouillard parmi les créateurs français. Lapsus révélateur. Étrangers mais voisins, frères de langue et bien souvent publiés par des éditeurs français quand ce n’est pas par la branche bruxelloise de L’École des loisirs, Pastel, les créateurs belges constituent une part conséquente, voire centrale de l’édition pour la jeunesse publiée en langue française. Anne Herbauts construit elle aussi, patiemment, une œuvre aussi singulière que féconde.

dansmoiKitty Crowther, qui vient de recevoir le Prix Astrid Lindgren, dans un style très identifié, coloré, précis et sensible, réussi aussi bien à toucher au très enfantin (Poka et Mine, éditions Pastel) comme aux sujets plus complexes et mâtures (Dans moi, éditions Memo). Jeanne Ashbé, s’est imposée comme la grande figure des albums pour les tout-petits. Ses ouvrages, grands publics, montrent une intelligence et une justesse du propos portées par un style aussi virtuose que chaleureux. Autre figure centrale de l’édition pour la jeunesse belge, Rascal qui a conséquemment infléchi l’album pour enfant en défrichant avec une grande habileté des territoires thématiques et narratifs jusqu’alors laissés dans l’ombre. La littérarité de l’album a indéniablement été enrichie grâce à ses textes, ouvrant la voie à des auteurs à l’écriture forte comme Corinne Lovera Vitali ou Valérie Dayre.

 


images_2En dehors de cette grande proximité avec la Belgique, existent des liens particuliers avec l’Espagne. Alors que ce pays est rapidement sorti d’une période d’obscurantisme pour se positionner parmi les marchés du livre pour enfants les plus intéressants au niveau international. Les liens éditoriaux se sont multipliés, jusqu’à l’implantation de OQO sur le marché français. Dès lors, le public français est aujourdhui devenu familier des ouvrages de Pablo Amargo, Fernando Puig Rosado, Montse Gisbert, Elena Odriozola

Autres voisins, la Suisse et l’Italie comptent des créateurs ayant des liens forts avec la France, jusqu’à Beatrice Alemagna qui s’y est installée et publie ses magnifiques albums tantôt en France, tantôt en Italie. Un parcours qui évoque celui de Susanne Janssen, car, à peine plus éloignée que l’Italie, l’Allemagne continue d’offrir, avec Wolf Erlbruch ou Rotraut Susanne Berner des univers maintenant très familiers au jeune lectorat français. Citons le rôle déterminant des éditions La Joie de lire, qui joue un rôle de premier plan dans la diffusion de ces talents, au carrefour des tendances européennes.


images_3Comme beaucoup de ses confrères européens, le marché éditorial français rafole des productions anglo-saxonnes et il faut bien reconnaître le poids que représentent aujourd’hui auprès du public français les grands auteurs anglo-saxons. Outre le géant Anthony Browne, largement connu et reconnu, il faut avouer que les séries d’une Emma Chichester Clarke, d’un Harry Horse ou encore du truculent Ian Falconer (bien-aimée Olivia !) apportent une réelle fraîcheur et un bel humour à nos lectures.

Phénomène relativement récent, la part de traduction d’albums coréens s’est soudainement développée ces toutes dernières années, jusqu’à la création d’une maison d’édition dédiée à ces traductions (éditions Chan-Ok). Souvent en prise avec le quotidien, développant des narrations « à hauteur d’enfant » d’une extraordinaire sensibilité, souvent graphiquement audacieux ou alors très réconfortants, les albums coréens rencontrent un fort engouement de la part du lectorat français.

626321Un mouvement plus ancien, amorcé par l’École des loisirs depuis la publication en France des livres de Mitsumasa Anno dans les années 1970, est la publication d’albums d'artistes japonais. Si l’on est encore loin d’embrasser l’ensemble d’une production particulièrement intéressante, il est vrai que le travail continu de cet éditeur, associé plus récemment à celui d’Autrement ou de Philippe Picquier  permet au lectorat français de se familiariser avec les œuvres de Akiko Hayashi, Kazuo Iwamura, Kazue Takahashi ou encore l’incontournable Komako Sakaï.

Ces quelques mises en relief, inévitablement lacunaire (combien d’illustrateurs de talent n’ont pas été cités ?!), correspondent bien à une vision subjective au sein d’un paysage en perpétuelle transformation. Les évolutions, on l’a dit, sont rapides, et il est assez étonnant de constater que certains styles, très fortement présents il y quelques années, comme les collages ou l’illustration « post-dadaïste » emblématiquement portés par une Chiarra Carrer, se raréfient. Sans aucun rapport avec la qualité développée, il est vrai que l’édition est friande des « effets de mode » qui vont saturer le lectorat d’un style particulier, au risque de provoquer ensuite une relégation.

Une manière de contrer ses fluctuations de tendances est la réédition de classiques. Le partenariat que La Joie par les livres a noué avec l’éditeur Circonflexe pour la création de la collection « Aux couleurs du temps » mais aussi le travail des éditions MeMo ou encore des éditions Autrement, et bien sûr Albin Michel Jeunesse et L’École des loisirs, permettent de structurer une histoire de l’album et d’y redonner toute leur place aux Nathalie Parain, Uri Shulevitz, Bruno Munari, William Steig, Richard Scarry, Clement Hurd…

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Enfin, il faudrait aussi évoquer les évolutions techniques de la fabrication, encouragées par la féroce concurrence du marché. Les éditeurs rivalisent de couleurs, de formats, de matières et d’effets spectaculaires pour se ménager une place de choix sur les tables de librairies. Tous ces effets, parfois superfétatoires, parfois au contraire très bien exploités esthétiquement ou sémantiquement, achèvent de donner cette impression de grande diversité.

Cette superbe combinaison vivace, lumineuse et colorée que forme le paysage éditorial français de l’illustration pour la jeunesse contient certainement en elle-même les risques de sa dispersion. Le public est désormais bien en peine de tracer dans la jungle de cette production des lignes de force ou des repères… au risque de l’étouffement. C’est donc à tous les acteurs — créateurs, éditeurs ou médiateurs du livre, ces derniers termes étant entendus au sens large — de poser les balises qui sauront maintenir un secteur toujours aussi dynamique, créatif et… attachant !